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Cuba – L’appauvrissement des pauvres

Article écrit par Mario Valdés Navia, paru dans le site web La Joven Cuba le 22 mai 2023
https://jovencuba.com/empobrecimiento-pobres/

Dans l’esprit de ceux qui repensent les évènements cubains, il y a plusieurs questions avec des réponses complexes: Pourquoi, si la nature autoritaire du Gouvernement/Parti/État remonte au début des années soixante, est-ce maintenant que le plus grand nombre de manifestations de rue ont lieu?

Si la Révolution a touché les riches au profit des pauvres, pourquoi la plupart des manifestants et emprisonnés aujourd’hui appartiennent-ils aux secteurs les plus pauvres ? N’étions-nous pas si pauvres auparavant, ou la nature de la pauvreté a-t-elle changé ?

La réponse du Gouvernement/Parti/État et de ses médias officiels est celle attendue : ils n’utilisent même pas le terme pauvreté et ses dérivés lorsqu’ils informe sur Cuba, mais des subterfuges tels que vulnérable, population à risque ou défavorisée, errante, toujours en voie de surmonter leur pauvreté momentanée.

Cependant, les spectres de la misère qui semblaient exorcisés de nos rues et de nos champs sont revenus avec leur triste cortège de mendiants, de plongeurs, de personnes affamées et de maisons appauvries toujours au bord de l’effondrement. Analysons le problème presque invisible de la pauvreté et pourquoi les pauvres cubains et cubaines semblent devenir de plus en plus obstinés et rebelles.

-I- La pauvreté étatisée

En 1958, l’économie cubaine était l’une des plus productives du monde, par conséquent, ses difficultés et ses contradictions n’étaient pas dues à une faible production, mais à la manière inégale dont l’abondant revenu national était créé et redistribué. Ainsi, dans La Historia me absolverá (1955), Fidel soulignait que la grande richesse du pays devait être distribuée avec plus d’équité et de justice.

Dans la poursuite de cet objectif, depuis janvier 1959 a commencé le démantèlement, non seulement de la forme antérieure de gouvernance – altérée par une dictature militaire et une guerre civile de sept ans ─, mais de toute la société précédente. La proclamation du nouveau statut constitutionnel de 1959, qui concentrait les pouvoirs exécutif et législatif au Conseil des Ministres, aurait dû alerter tout le monde sur l’arrivée d’une révolution socialiste et non sur un retour au statut précèdent le 10 mars.

En moins d’un an, la vie politique riche et diversifiée qui caractérisait la république et qui luttait pour survivre encore dans le « Batistato », a été remplacée par un nouveau modèle centré sur de nombreuses assemblées populaires où le chef suprême et la masse enragée ont fusionné dans un processus de communication qui se déroulait dans une seule direction.

La manière dans laquelle Fidel incarnait les aspirations les plus profondes à la rédemption sociale et nationale des secteurs populaires, mêlées à des promesses intenables et des rêves utopiques, et les présentait comme des tâches réalisables au cours de leur vie, a fait que des millions de personnes rejoignirent la Grande Armée de la Révolution et abandonnèrent les traditions civiques de la république bourgeoise. Les mêmes pour lesquels quelques mois auparavant, ils étaient prêts à donner leur vie.

Avec le nouveau concept de Révolution au pouvoir, celle-ci ne viendrait plus d’en bas, mais « d’en haut » et les masses ne la dirigeraient pas, mais la « rejoindraient », « elles seraient incorporées », « Ils participeraient », « ils seraient convoqués » et, pour cela, ils devraient être « fidèles », « loyaux » et « prêts à tout sacrifice ». Son départ a été assumé comme un voyage national mythique à la poursuite de la nouvelle Toison d’Or: la société communiste – renforcée par l’image symbolique du yacht Granma – avec accélérations, progrès lents et pauses avant de nouvelles étapes.

Les familles modestes bénéficiaient de la garantie de l’État d’un travail sûr, de salaires stables, de prix fixes, d’une répartition équitable réglementée et d’un accès gratuit ou abordable à l’éducation, à la santé, aux centres de loisirs et aux institutions culturelles, auparavant élitistes. À cela s’ajoutait un vaste système de bourses dans les universités cubaines et étrangères qui facilitait l’entrée des enfants de familles pauvres dans le cercle jusque-là étroit de l’enseignement supérieur. « Pauvreté protégée » comme l’appellerait Aurelio Alonso.

De cette façon, l’État concentrait presque tout le revenu national entre ses mains et le redistribuait de manière centralisée, ce qui accroissait son image paternaliste de bienfaiteur de la société. Dans l’imaginaire social dominant, il semblait que n’importe quel homme ou femme du peuple pouvait dire, comme Louis XIV : « L’État c’est moi ». Tel était le sens que les événements susmentionnés acquéraient, produit de la disparition de l’hégémonie de la propriété privée capitaliste, avec son corollaire d’inégalités et d’humiliations envers les prolétaires, acquise pour les familles laborieuses.

Cependant, bientôt les énormes dépenses de défense dues au conflit avec les États-Unis et les erreurs/horreurs des expériences socio-économiques ont rejoint d’autres facteurs défavorables typiques des économies étatiques et centralisées telles que celles qui prévalaient en Europe de l’Est – prédominance des grands monopoles d’État, perte de qualité due au manque de concurrence, peu d’incitations à travailler plus et mieux… Pour cette raison, le pays est entré dans une spirale de crise économique qui a duré jusqu’aux années soixante-dix.

Au stade du socialisme cubain réel (1971-1991), le nouveau pacte social qui allait être imposé – une sorte de copie cubanisée du modèle soviétique – acceptait la stimulation matérielle des travailleurs à la fois par les salaires et par des primes et autres fonds collectifs au niveau de l’entreprise. La promotion d’un grand marché complémentaire (parallèle) permettait la réalisation systématique du revenu supplémentaire des travailleurs de manière plus ou moins étendue.

Après l’acceptation de la tutelle soviétique et l’entrée dans le Comecon (1972), Cuba s’est vu attribuer le rôle de fournisseur à grande échelle de trois produits primaires (sucre, agrumes et nickel), en échange de toute une troupe de biens et de services à des prix subventionnés qui ont permis à l’île d’obtenir d’énormes revenus et de maintenir, artificiellement, un niveau élevé de consommation pendant près de deux décennies de vaches grasses que beaucoup croyaient durables dans le temps.

Pour cette raison, la première génération de la Révolution, née pendant le baby-boom de la période quinquennale 1959-1964, a pu profiter pendant son adolescence et sa jeunesse d’un environnement assuré par l’État qui leur a permis d’étudier, de commencer à travailler et de former des projets de vie futurs qui seraient plus tard tronqués. L’existence de l’État en tant que bienfaiteur et distributeur de prix pour bonne conduite était à la base de l’endoctrinement et de l’obéissance des majorités face au manque évident de libertés et de démocratie qui se manifeste partout.

-II- La pauvreté pour son propre compte

La disparition du camp socialiste et de l’URSS et le déclenchement de la crise de la Période spéciale ont mis fin à ce modèle et à son contrat social. Même le mirage transitoire de l’alliance avec le Venezuela bolivarien ne pouvait remplacer le soutien innombrable des subventions soviétiques. La pauvreté étatisée muta et devenait de plus en plus une pauvreté pour son propre compte.

Dans la nouvelle société mixte, la crise des valeurs prévalut, résultat de la coexistence entre différents acteurs économiques et sociaux : secteur public appauvri ; capitalisme d’État (entreprises mixtes, associations, réseaux de commerce de gros et de détail…) ; des petits et moyens producteurs (agriculteurs, transporteurs, indépendants); économie souterraine; des familles et communautés qui survivent grâce à l’ingéniosité quotidienne et la misère dans des environnements marginaux.

Dans ce nouveau scénario, la continuité du pouvoir oligarchique – caractérisée par le clientélisme, les avantages, la dévotion au patron protecteur, la culture du secret, la corruption, la bureaucratisation, etc. – devenait de plus en plus insupportable pour le reste de la société qui souffrait du parasitisme de ce groupe social transformé en classe et réclamait des mécanismes démocratiques transparents, de contrôle populaire, pour y mettre un terme.

Pour les secteurs populaires dans leur ensemble, la situation allait de mal en pis. Depuis le début du XXIe siècle, l’adoption d’une politique d’austérité visant à réduire les dépenses budgétaires et à payer les engagements de la dette extérieure, entraînait une diminution du nombre de personnes desservies par la sécurité sociale. Le coefficient de Gini, indicateur qui mesure les inégalités, n’était plus publié par l’Office national de la statistique et de l’information (ONEI) depuis 1999; en 1988, il était de 0,25%, en 2005 —selon ce qu’a dit l’économiste José Luis Rodríguez— s’élevait à 0,45%, aujourd’hui il devrait tomber en dessous de 0,60.

L’utilisation inefficace de l’agro-industrie sucrière – et le détournement des fonds d’amortissement et d’accumulation à d’autres fins – l’ont précipitée à faire faillite, ce qui a conduit à son démantèlement par décision du gouvernement. Le cataclysme socioculturel causé dans des centaines de bateyes[1], villes et municipalités par la fermeture des sucreries et des exploitations de canne à sucre a été énorme. Cette situation marquée par le sceau de l’indigence et de l’abandon à des régions entières du pays jadis florissantes.

Pour la population, il est devenu évident que, si la Période spéciale était entrée en tant que pays, la sortie de crise devait être recherchée d’une manière personnelle et/ou familiale. Envois de fonds de l’étranger; la migration vers toute autre partie du monde; conversion de plus de 160 000 colons en « sujets » de la couronne espagnole ; le report – parfois éternel – des grossesses, devenait une tendance croissante qui ne pouvait être arrêtée avec des annonces de réformes salvatrices, directives, stratégies et même d’une nouvelle constitution pour un supposé État de droit socialiste.

La loyauté des secteurs populaires souffre particulièrement lorsque les différentes générations, en particulier les plus jeunes, perçoivent qu’elles ne pourront pas sortir de la pauvreté, quelle que soit leur contribution. Surtout si on part de l’approche développée par le prix Nobel Amartya Sen, qui la définit comme la pauvreté culturelle: celle qui affecte les libertés positives des familles et exprime le manque de capacité de l’individu à réaliser pleinement son potentiel productif.

[1] Batey –  village cubain construit sur une plantation autour d’une sucrerie (note du traducteur)

En 2021, aux problèmes d’exercice effectif de la démocratie et de la participation politique, au découragement du travail salarié dans des conditions de double monnaie et de taux de change multiples, la Tarea Ordenamiento[2] a ajouté une corrélation lapidaire pour les travailleurs: la chute de 38,2% des salaires dans la formation du PIB, associée à une inflation élevée. Cela s’est accompagné d’une baisse de tous les indicateurs de l’industrie alimentaire nationale et des importations de produits alimentaires. En outre, la disparition ultérieure de plusieurs médicaments a laissé leur acquisition entre les mains du marché informel.


[2] Tarea Ordenamiento du 1 janvier 2021 – Paquet de réformes socio-économiques qui inclut notamment la fin de la dualité monétaire peso cubain/peso convertible, la dévaluation du peso cubain, l’élimination graduelle des subsides excessifs et une réforme dans la perception du revenu salarial (note du traducteur)

Cette équation génère une hausse galopante des prix des denrées alimentaires et autres produits de base qui dilue littéralement le salaire entre les mains des consommateurs, au point que le salaire moyen réel en 2022 (ajusté en fonction de l’inflation) a été estimé à 39% inferieur qu’en 2020. Les salaires, les subsides et les pensions ne suffisent pas pour vivre plus d’une semaine. Du point de vue des inégalités sociales, plus de trois décennies d’accumulation culturelle épuisante dans l’imaginaire collectif et la situation particulière de crise depuis 2019 affaiblissent la légitimité du Gouvernement/Parti/État, en particulier dans les secteurs qui ont eu moins d’occasions de tirer parti de nouvelles niches de revenus ; selon la sociologue Mayra Espina : « Femmes, noirs, métis, les plus âgés et quelque territoires spécifiques » Une telle situation, maintenue dans le temps, serait le terreau le plus propice à une explosion sociale, dont les protagonistes ne seraient pas des agents payés par l’Empire, mais des hommes et des femmes des couches moins favorisées par les réformes partielles et inefficaces entreprises. 

Pour surmonter cet appauvrissement généralisé, il faut assumer un projet véritablement populaire et national, non oligarchique et antinational, où les ressources d’investissement public sont utilisées au profit de la grande majorité. Tous les gens y seront des sujets actifs et recevront des doses croissantes d’émancipation et de participation.

Il y a un besoin urgent d’une participation réelle et effective des citoyens aux affaires publiques, de la liberté pour les prisonniers politiques de l’11 Juillet et d’autres protestations citoyennes ultérieures, et de la reconnaissance de la société civile indépendante. Ces actions et garanties vont contribuer profondément à la création d’une société plus démocratique, solidaire et participative où les différents secteurs sociaux, principalement les secteurs populaires, récupèrent l’anxiété de faire et de prospérer dans le bien commun à partir de celui de leurs familles, amis et communautés.

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